Le taux d’intérêt, cette arme monétaire qu’on croyait neutre

Le taux d’intérêt, cette arme monétaire qu’on croyait neutre
Economie

Derrière leur apparente technicité, les taux d’intérêt reflètent des choix idéologiques forts. Sont-ils vraiment neutres ? Décryptage critique entre keynésiens, monétaristes et réalités politiques de la BCE.

On les présente souvent comme des leviers techniques, précis, chirurgicaux. Les taux d’intérêt décidés par les banques centrales seraient le thermostat neutre de l’économie : on les monte pour refroidir l’inflation, on les baisse pour relancer l’activité. Ce mythe rassurant d’une banque centrale « indépendante » et dépolitisée a la peau dure. Et pourtant, à y regarder de plus près, chaque variation de taux traduit une vision du monde. Derrière la façade lisse des comités monétaires, c’est un véritable champ de bataille idéologique qui se joue – entre keynésiens, monétaristes, ordolibéraux et post-keynésiens. Non, le taux d’intérêt n’est pas neutre. C’est une arme. Et elle choisit ses cibles. Le débat remonte loin. Pour Keynes, la monnaie n’est pas une simple unité de compte : elle cristallise les attentes, les peurs, les arbitrages d’un monde incertain. Il défend une politique de taux bas pour stimuler l’investissement, et plus largement une intervention publique assumée dans la conjoncture. À l’inverse, Milton Friedman et les monétaristes ne jurent que par la stabilité monétaire, la prévisibilité, et une autorégulation des marchés. Leur préférence va à des règles fixes, comme le fameux « k-percent rule » – faire croître la masse monétaire à un rythme constant, indépendamment des turbulences économiques. En somme, deux visions radicalement opposées : l’une voit dans la politique monétaire un outil de pilotage actif, l’autre un domaine à sanctuariser loin des mains tremblantes des gouvernements. La BCE s’inscrit résolument dans cette seconde tradition. Héritée du modèle allemand de la Bundesbank, son mandat est centré sur la lutte contre l’inflation, au détriment parfois de l’emploi ou de l’investissement. Une indépendance formelle qui masque en réalité une orientation profondément idéologique : la méfiance envers les déficits, l’obsession pour la stabilité des prix, la foi dans les marchés. Et lorsque la BCE affirme en mars 2024 vouloir « normaliser » son cadre opérationnel en réduisant son rôle de fournisseur de liquidités pour le rendre aux marchés, il ne s’agit pas d’un ajustement technique. Il s’agit d’un choix politique clair : redonner les clés à la finance privée, au nom de l’efficacité. L’ironie, c’est que cette politique monétaire prétendument neutre a des effets profondément inégalitaires. Les épisodes d’assouplissement quantitatif post-2008 ont fait exploser les actifs financiers, au profit des plus riches. Les hausses de taux récentes, quant à elles, étranglent les ménages à crédit, les primo-accédants, les PME, et creusent les écarts entre États au sein de la zone euro. Ce n’est pas un bug. C’est le système tel qu’il a été conçu : orienté vers la stabilité monétaire, pas vers la justice sociale. Aujourd’hui encore, alors que les taux de la BCE plafonnent (taux de refinancement à 2,15 % et dépôt à 2,00 % au 11 juin 2025), le débat reste verrouillé. Tout semble se jouer entre technocrates, experts, économistes maison. Mais d’autres voix s’élèvent. Des post-keynésiens comme Le Bourva ou Kaldor, ou des économistes hétérodoxes comme Stiglitz, appellent à reconsidérer la fonction de la monnaie. Et si les taux servaient une politique industrielle, la transition écologique, ou même l’égalité ? Pourquoi ne pas admettre, une bonne fois pour toutes, que ces outils sont politiques, et doivent donc répondre à un débat démocratique ? Refuser de voir les biais idéologiques derrière les décisions de taux, c’est accepter que des choix majeurs soient pris hors du champ public, au nom d’une fausse neutralité. Le vrai courage, aujourd’hui, serait de politiser la politique monétaire. Pas pour la livrer aux caprices électoraux, mais pour l’arracher au dogme d’un marché sacralisé. Le taux d’intérêt n’est pas un curseur neutre. C’est un curseur de pouvoir. Encore faut-il savoir entre quelles mains on le laisse.
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